Le Point, 11 December, 19 December 2016
Tout récemment, l’enquête TIMSS (« Trends in mathematics and science study ») a jeté un pavé dans la mare en décrivant la baisse du niveau des élèves français en mathématiques et en sciences depuis 1995. Non pas que cette baisse fût une nouvelle pour ceux qui s’intéressent à l’éducation, mais le caractère très officiel et la portée de l’étude font qu’il est difficile d’ignorer l’ampleur du problème. Que nous arrive-t-il, à nous, ce pays de grands scientifiques et ingénieurs, et de grandes écoles prestigieuses ? La question mène à une autre : au-delà des déficiences des élèves, n’est-ce pas l’ensemble de la société française qui peine à intégrer et utiliser les enseignements scientifiques fondamentaux ?
Il y a près de soixante ans, le Britannique Charles Percy Snow, scientifique et romancier, provoquait un débat majeur en donnant une conférence, devenue ensuite ouvrage, intitulée « The Two Cultures » (« Les Deux Cultures »). Il y déplorait l’éloignement croissant des littéraires et des scientifiques, qui semblaient ne plus s’intéresser les uns aux autres, chaque culture se centrant de plus en plus sur elle-même, indifférente à l’autre.
Snow, scientifique de formation, insistait davantage sur l’indifférence des littéraires vis-à-vis de la science que sur la circonstance inverse. Certes, il reconnaissait que les scientifiques faisaient preuve d’une certaine arrogance, sûrs qu’ils étaient de trouver un emploi dans une économie fondée sur l’innovation technologique, face à leurs compagnons littéraires en voie de paupérisation. Il remarquait aussi que les scientifiques dénués de culture littéraire avaient bien tort de ne pas voir à quel point cette culture était nourricière. Mais en définitive, c’est surtout l’ignorance scientifique des littéraires qui le préoccupait. Ici, il ne parlait pas de leur ignorance de découvertes scientifiques complexes, mais de leur absence de culture scientifique – au sens d’un ensemble de connaissances fondamentales et accessibles, soit d’une culture générale. Il citait ainsi cette anecdote où, invité dans un cercle littéraire, il avait demandé à l’assistance qui pouvait lui décrire le deuxième principe de la thermodynamique, question à laquelle personne n’avait pu répondre. Or cette question était l’équivalent scientifique, expliquait-il, de cette question littéraire : « Avez-vous déjà lu du Shakespeare ? » Snow constatait cette tendance au sein même des plus grandes universités : même à Cambridge, dans les années 1950, aucune discussion scientifique n’avait lieu entre littéraires et scientifiques, alors que c’était une époque de découvertes majeures. Pour Snow, les littéraires faisaient preuve d’une arrogance insupportable à l’égard de la science mais aussi de la technique, convaincus de la supériorité de leur discipline, celle du sens et des fins, et non des moyens.
La conférence de Snow donna lieu à de nombreux débats, à commencer par la réponse courroucée et assez méprisante du grand critique littéraire F. R. Leavis. Mais la difficulté révélée par Snow n’a pas encore trouvé son remède, et sa réflexion semble toujours d’actualité, y compris en France : quels littéraires aujourd’hui ont une culture scientifique solide, et surtout respectent voire admirent la science ? Plus largement, ne souffrons-nous pas d’un manque criant de science dans bien des domaines, de l’administration à la politique ? Par exemple, l’évaluation des politiques publiques est bien moins développée en France qu’ailleurs. L’administration et la politique, d’ailleurs, comptent très peu de scientifiques de formation et de métier. Point d’équivalent, chez nous, d’une Angela Merkel, docteur en physique, ou d’une Margaret Thatcher, diplômée en chimie.
Quant aux titulaires d’un doctorat, en France, on ne les considère pas vraiment à leur juste mesure : non seulement les entreprises françaises rechignent à en voir l’utilité, mais un récent arrêté donne le droit aux étudiants français sortis de grandes écoles d’obtenir un doctorat par « validation des acquis de l’expérience » , sans avoir produit de recherche originale. Quelle meilleure façon de dévaluer le diplôme le plus difficile qui soit ? Enfin, nous savons bien que certains politiques et intellectuels prospèrent à l’abri des faits : quel besoin de démontrer ce qu’ils pensent, voire d’utiliser des données factuelles si nécessaire, quand ils bénéficient d’une large audience plus sensible à ce qu’ils représentent qu’à la vérité de leurs propos ?
La science comme ornement
Les actes superficiels d’allégeance à la science ne changent pas grand-chose à l’affaire. Certes, on pourrait se réjouir de l’émergence de sites internet de « fact checking », mais quand ces sites font passer une démarche légèrement idéologique pour une démarche objective, que faut-il penser ? La science serait-elle devenue un ornement, une occasion de briller, comme Jacques Lacan avec ses affabulations sur la racine carrée de – 1, ou Alain Badiou avec son usage farfelu de la théorie des ensembles ?
Mais la science n’est pas tout, répondront certains. D’ailleurs, si la baisse du niveau scientifique était compensée par la hausse du niveau littéraire, on ne perdrait pas forcément au change. Malheureusement, la réalité est tout autre, car le déclin relatif de la culture scientifique n’est aucunement compensé par l’essor d’une culture générale littéraire – pour preuve, le récurrent « choc » Pisa. D’où l’hypothèse : quand un pays excelle dans les sciences, n’excelle-t-il pas dans les lettres, et vice-versa ? N’est-ce pas ainsi d’ailleurs que s’est construite la culture occidentale ? Les philosophes grecs faisaient de la géométrie, les peintres de la Renaissance ont inventé la perspective grâce à leur connaissance des mathématiques et magnifiquement dépeint le corps humain grâce à leur connaissance de l’anatomie… exercée dans les morgues, quand la contribution de Pascal aux mathématiques fut majeure. Inversement, Alexandre Soljenitsyne était scientifique de formation. Cependant, les cas de double culture, littéraire et scientifique, n’étaient-ils dans le passé que de heureux hasards, avant que la science ne devienne vraiment elle-même à la fin du XVIIIe siècle ? Aujourd’hui, cette double culture est-elle encore possible, quand la spécialisation scientifique atteint des sommets ?
Cette double culture est, peut-être aujourd’hui, uniquement superficielle : savoir que le boson de Higgs existe est déjà louable, à défaut de savoir ce que cela implique vraiment en termes scientifiques. Surtout, il faut s’entendre sur la nécessité de cette double culture. Les littéraires considèrent souvent les scientifiques comme des automates sans morale, qui s’adonnent à repousser les frontières du savoir sans se demander si l’usage qu’on en fera sera ou non légitime. Qu’il s’agisse des OGM, des méthodes de procréation médicalement assistée (PMA) ou des voitures sans conducteur, le littéraire adresse au scientifique la question fatidique : à quoi bon ? Cette double culture doit donc inviter les scientifiques à se poser eux-mêmes la question des fins, et pas seulement des moyens.
Ne pas avoir de culture littéraire, pour un scientifique, est un grand manque, au sens où les plus grandes œuvres littéraires et philosophiques sont d’abord et avant tout le reflet des grandes questions humaines, et des tentatives de réponse à leur endroit. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait Rabelais. Aux scientifiques donc de rester prudents face aux conséquences de leurs découvertes. Inversement, pour un littéraire, avoir une culture scientifique n’est pas seulement un bienfait en soi, au sens où elle élargit sa connaissance et rend son jugement plus rigoureux. C’est aussi un moyen de comprendre les découvertes du présent, pour mieux décrire et analyser ce présent. Car que vaut une « conscience sans science » ? Si les littéraires se mêlaient un peu plus de science et avaient vent des découvertes scientifiques avant que leurs conséquences ne deviennent fait accompli, n’en serions-nous pas tous gagnants ?
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L’année 2016 a consacré le concept de « post-vérité » (post-truth) : le Brexit, puis l’élection de Donald Trump, nous dit-on, seraient la preuve de l’émergence de visions et de stratégies politiques où la vérité compterait moins que les émotions et l’opinion personnelle des individus. C’est la définition qu’en donne l’Oxford Dictionary, qui en a d’ailleurs fait le mot international de l’année. En effet, les mensonges et les approximations n’ont pas manqué dans ces deux campagnes – même si dans le cas du Brexit, la campagne des tabloïds n’avait pas grand-chose à voir avec les arguments modérés et pertinents de certains commentateurs. De fait, aujourd’hui, la propension à la manipulation et à la négation des faits se trouve nettement amplifiée par l’influence croissante des médias « partisans » – terme en vogue aux États-Unis, tout récemment repris par Obama dans sa dernière conférence de presse – et des sites internet de « fake news ». Certes, certains médias ont toujours été partisans, mais ce qui a changé, selon les adeptes de la théorie de la post-vérité, c’est que ces publications sont plus nombreuses et plus puissantes, et que leur impact est considérable. Quant aux « fake news », si les rumeurs et leur colportage sont choses anciennes, Internet permet aujourd’hui de les diffuser comme jamais.
Cependant, la nouveauté d’un mot fait-elle la nouveauté d’un fait ? La post-vérité a des allures d’originalité du fait de son ampleur, mais elle n’a rien de neuf en tant que telle – elle n’est rien de moins qu’une version moderne du « relativisme ». Si la post-vérité est vraisemblablement de droite et populiste, le relativisme a fleuri dans les milieux progressistes et élitistes, à commencer par l’université. C’est en tout cas la thèse de Raymond Boudon dans Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, texte de 2004 où l’auteur revient sur le passage d’une sociologie à prétention scientifique, fondée sur les faits, celle de Durkheim et Weber, à une sociologie causaliste et culturaliste où les causes structurelles comme l’environnement suffisent à expliquer les comportements individuels. Dans cette vision du monde, « tout se vaut », à commencer par les cultures. Pour Boudon, ces interprétations ont envahi le monde universitaire à partir des années 1950 car elles avaient l’avantage d’être simplistes et de répondre à une demande, celle d’expliquer les effets indésirables des sociétés libérales, par exemple les inégalités. Mais ces interprétations avaient beau être simples, elles n’en restaient pas moins fausses.
Dans la même veine, l’Américain Allan Bloom, dans un ouvrage devenu best-seller paru en 1987, The Closing of the American Mind, traduit en français sous le titreL’Âme désarmée, a décrit l’emprise croissante du relativisme sur les universités américaines à partir des années 1960, dans l’enseignement même, où l’ambition n’était plus de découvrir la Vérité, mais aussi dans le caractère et le vie quotidienne des étudiants. L’« ouverture » – aux autres cultures, aux autres – était devenue le nouveau diktat, une ouverture supposant l’absence de jugement moral d’autrui, et qui n’était en fait, pour Bloom, que fermeture car indifférence aux autres. Parmi les obsessions de l’époque, celle de « déraciner » les préjugés des étudiants, avec comme résultat qu’ils apprenaient « à douter des croyances avant même de croire en quelque chose. »
Le relativisme décrit par Boudon et Bloom est un phénomène intellectuel de grande ampleur qui s’est étendu dans de nombreuses disciplines. Cependant, force est de constater que la gauche s’en est emparée bien plus aisément que la droite. C’est le cas de la « Nouvelle Gauche » (New Left) apparue dès les années 1960. Ainsi Hobsbawm, Dworkin, Sartre, Foucault, Habermas, Althusser, Lacan, Deleuze, Gramsci, Badiou, Zizek et leurs successeurs ont tous, à des degrés divers, mis en cause la prétention à l’objectivité et à la rationalité de la tradition intellectuelle occidentale.
Ce relativisme n’est pas resté confiné dans les sphères universitaires. Il a même pris la forme d’un aveuglement volontaire face à l’une des tragédies du XXe siècle, les crimes du communisme. Les réactions honteuses des communistes et de certains intellectuels au Retour de l’U.R.S.S. de Gide, récit de 1937 du désenchantement de l’écrivain face au régime soviétique, ou à la publication en 1974 – près de trente ans après Gide ! – de L’Archipel du goulag par Soljenitsyne, n’en sont que deux piteux exemples.
Aujourd’hui encore, la gauche reste fidèle à la phrase prêtée à Jean Daniel, qui aurait dit qu’il était « plus facile d’avoir tort avec Sartre […] que d’avoir raison […] avec Aron » – rappelons-nous la réaction outrée de Manuel Valls face aux propos de Michel Onfray dans une interview pour Le Point , qui disait préférer « une analyse juste d’Alain de Benoist à une analyse injuste de Minc, Attali ou BHL ». De même, on connaît le désarroi de la gauche dans les années 2000 face à la montée de l’insécurité, qu’elle ne cessait de relativiser, à grand renfort de sociologie. En réalité, le relativisme de gauche fait bien plus penser à de l’anti-vérité qu’à de la post-vérité.
Aujourd’hui, par conséquent, la gauche n’a plus l’apanage du relativisme. Certes, ce relativisme diffère : la droite post-vérité propage des mensonges sur ses adversaires, quand la gauche de l’anti-vérité mentait sur elle-même. Les progressistes, aujourd’hui, vivent donc un douloureux réveil : après quelques décennies d’arrangements avec la vérité, ils se rendent compte des effets dévastateurs de sa manipulation quand ils en sont victimes.