Lepoint.fr, 6 April 2016
Certains rêvent d’un monde sans inégalités, où les riches paieraient toujours pour les pauvres. Bernie Sanders ne se contente pas d’en rêver : le challenger à la primaire démocrate estime que s’il était un jour président des États-Unis, il y parviendrait sans mal. Dans la bataille, il a donc désigné l’ennemi : l’« establishment» – « Wall Street » ou le « un pour cent » – et son influence supposée sur la politique américaine.
La popularité de Sanders a sa logique : elle s’explique largement par le ras-le-bol de citoyens ressentant amèrement tout ce qui les sépare d’une élite un peu à part. Par ailleurs, Sanders possède un atout de taille : il semble authentique. Autant d’arguments pour, comme disent ses adorateurs, « feel the Bern ».
Pourtant, le monde merveilleux de Sanders a quelque chose du carton-pâte. Le candidat mêle à un constat véritable quelques approximations commodes. L’augmentation des inégalités aux États-Unis est réelle. Mais il se garde bien de mentionner que la pauvreté est restée stable entre les années 1980 et 2007, et qu’après avoir crû durant la crise, elle s’est stabilisée. La classe moyenne disparaît, dit-il, parce que les entreprises sous-traitent leur production à l’étranger. Mais il fait l’impasse sur le rôle du progrès technique et la disparition des métiers moyennement qualifiés qu’il suscite.
Simplisme, manichéisme, déterminisme
Par ailleurs, parler de « justice sociale » ne mange pas de pain, car personne ne peut dire ce qu’elle recouvre. Prêcher l’égalité salariale pour les femmes devient absurde, quand leurs écarts de salaire avec les hommes s’expliquent par des choix de carrière différents. Et peut-on vraiment soutenir, comme il le fait, que les prisons sont surpeuplées parce que les jeunes sont au chômage ? Simplisme, manichéisme, déterminisme : le triptyque de la gauche a bel et bien traversé l’Atlantique.
Comme toutes les utopies, ensuite, le projet de Sanders ne pèche pas seulement par sa visée, mais par ses moyens. Quand certains voient dans le délitement de la société civile la véritable cause des inégalités, Sanders a tranché sans mal : la solution est l’État, quelle qu’en soit la légitimité. À quel prix ? Un impôt sur la spéculation de Wall Street, bien sûr ! Sanders dit aussi vouloir « vaincre une classe dirigeante dont la cupidité détruit notre nation ». Suis-je la seule à penser à Lénine ici ?
En définitive, le sanderisme rend inconfortable, car c’est une pensée confortable. Réclamer la table rase, sans s’interroger sur les causes complexes d’une situation défectueuse, est aisé. Surtout, le changement revendiqué par Sanders a ceci de symptomatique qu’il ne s’agit pas de se changer soi-même, mais de changer les autres. C’est bien connu, le monde bâti par nos parents et par l’establishment est terrible. Au lieu de reconnaître que les responsabilités, dans un pays libre, sont toujours partagées, on se plaît à critiquer le « système », en partageant le monde entre bons et méchants.
La véritable égalité
Or Sanders peut bien vouloir remplacer un système par un autre, une structure ne devient pas vertueuse pour autant qu’on la proclame telle, si les individus qui la composent sont dénués de vertu, et si les mécanismes qui la sous-tendent sont viciés. C’est courir le risque de réintroduire les mêmes défauts que ceux du présentestablishment.
En réalité, aucune société ne peut vivre sans establishment, car nous sommes des êtres de pouvoir. La question est plutôt de savoir quel establishment est supportable. Celui de la richesse ? Du mérite ? Ensuite, comme l’a montré Michael Walzer dans Sphères de justice, l’enjeu de la véritable égalité est d’empêcher que la prééminence justifiée d’un groupe dans un domaine n’entraîne sa domination dans un autre, aux règles différentes. Ainsi, les plus riches peuvent se procurer plus de biens matériels que les autres, mais leurs enfants ne devraient pas avoir accès à une meilleure éducation. D’où le fort sentiment d’injustice, légitime, lorsque cette règle est bafouée.
À bien y réfléchir, c’est peut-être cela que veut dire Sanders. Si c’était le cas, il ne pourrait pas s’y prendre plus mal.
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Credit: Michel Didier © Archives Larbor